Mana Rouholamini

« Qu’est-ce qui fait qu’on se décide à être artiste? Je ne sais pas. On sacrifie beaucoup de choses pour faire de l’art. Mais il y a ce monde dans lequel on vit et dans lequel ça va bien, même si on ne peut pas comprendre pourquoi. Et quand on essaie d’expliquer l’art, on ne peut faire que des formules trop faciles. »
— Mana Rouholamini

Mana Rouholamini travaille dans un studio de la coopérative Enriched Bread Artists, dans l’ancienne Standard Bread Factory de la rue Gladstone. Installée à Ottawa depuis plus de sept ans, l’artiste d’origine iranienne s’intéresse à plusieurs médiums, notamment l’impression numérique, le dessin, la sérigraphie et l’estampe.

« L’histoire de l’immigration est toujours un peu compliquée », raconte-t-elle alors qu’elle tente de faire sens de son parcours, depuis Téhéran jusqu’à Ottawa, en passant par Toronto, Montréal et Los Angeles. Elle a volontairement choisi le Canada, attirée par cette belle illusion que tout le monde y parlait deux langues : « Ça a l’air très sophistiqué. Mais quand on arrive au Canada, on se rend compte que ce n’est pas vrai : ce n’est pas tout le monde qui parle français. »

Se sent-elle franco-ontarienne, après avoir passé dix ans sur le territoire ontarien ? Oui, bien sûr. Mais est-elle pour autant une « artiste franco-ontarienne » ? La question la préoccupe : « Je ne peux pas prétendre travailler sur des questions directement liées à l’identité franco-ontarienne parce que je ne la connais pas vraiment ; je ne sais pas où je pourrais trouver les éléments nécessaires pour en parler dans mes œuvres. Mais s’il s’agit d’une identité que je construis moi-même, en quelque sorte, par mon rapport avec la francophonie ontarienne, peut-être, oui. Ce qu’il y a de commun entre tous les artistes franco-ontariens, c’est la volonté de vouloir créer dans une langue — le français. »

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La question de la langue de travail se pose donc, pour l’artiste. « En persan, quand on veut dire des choses, on ne les exprime jamais très directement. Dire les choses frontalement, je ne trouve pas ça très intéressant. » « Quand je crée, ajoute-t-elle, je pense à un mot en français, puis en anglais, puis en persan. J’essaie de voir les images que cela suggère, les connotations, etc. D’une langue à l’autre, c’est très différent. » Pour son premier projet du genre, elle a commencé à travailler à partir de la pierre patiente, un topos de la littérature persane qui apparaît dans certaines histoires folkloriques dans lesquelles elle recueille la confession du personnage principal ; à la fin, la pierre se casse, ou le cœur du personnage se brise. Par un de ces hasards heureux que la création artistique connaît, l’association d’idées mène Mana Rouholamini de la pierre patiente au Testament d’Orphée de Cocteau, qui l’incite à faire plusieurs dessins et à créer une installation, en 1999. Quinze ans plus tard, elle repense à cette expression qui existe en persan : fais du bien et jette-le quelque part dans l’eau ; dans le désert, le bien te reviendra. La pierre a une mémoire, oui, mais l’eau aussi, selon cet énoncé. Mana Rouholamini commence donc à jouer avec l’idée : « Je me suis souvenue d’un texte d’Hélène Cixous, La venue à l’écriture. Je l’ai relu et j’y ai trouvé plusieurs références à l’eau. » Elle associe donc le texte à des photos de pierres réalisées sur l’île Victoria, tout près des chutes de la Chaudière. L’eau, quant à elle, a été placée dans des sacs à sandwiches, puis numérisée sur une machine bon marché, qui n’a coûté que 80 dollars.

« J’aime jouer avec la forme. Je crois que ça vient des arts graphiques », explique Mana Rouholamini. L’artiste a en effet obtenu un baccalauréat en arts graphiques de l’Université Azad, à Téhéran, à l’époque où elle était fascinée par les affiches polonaises : « Le mot et le texte ont toujours fait partie de ma démarche. Je me souviens même de trucs que je faisais quand j’étais enfant. Je voulais être poète, après la Révolution. Les poètes et les intellectuels de gauche étaient très présents dans la société iranienne. Je fréquentais les soirées de poésie avec mes parents et je voulais être comme les poètes célèbres de la Révolution. »

On revient donc à la littérature, qui inspire et habite l’artiste. Elle y trouve en effet un pays, d’une certaine manière : « Je me suis rendu compte que je ne suis pas tout à fait iranienne. Je ne suis pas tout à fait canadienne non plus. Je sens beaucoup plus que je viens d’une langue. Je suis très attachée au persan et au français. À l’anglais aussi, mais c’est une langue qu’on apprend dans une optique beaucoup plus utilitaire. Je me suis définie, d’une certaine façon, comme si mon pays à moi était cet espace entre les langues. »

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Mana Rouholamini a donc à son tour fait un livre. Son projet, intitulé Marcher le texte, a été réalisé à partir de cinq ouvrages qui ont été importants pour elle : Les villes invisibles d’Italo Calvino, Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, L’invention du quotidien de Michel de Certeau, La chouette aveugle de Sadegh Hedayat et Espèces d’espaces de Georges Perec. Elle a surligné des passages dans ces livres, qu’elle a ensuite découpés et collés sur du papier, en cherchant à créer des liens entre eux. À partir de ce travail de cut-ups, elle a réalisé un objet-livre, qu’elle a ensuite filmé, comme si elle avait « figurativement marché dans le livre ». « Le trajet veut dire quelque chose », explique l’artiste.

Mana Rouholamini habite la culture-monde. Elle travaille le texte, le visuel et, plus récemment, le son. Elle s’intéresse à la pierre, à l’eau, aux Premières nations, à la littérature, à la guerre, au cinéma, etc. C’est une artiste baroque, il me semble. « Oui, mais en même temps, est-ce que tout le monde n’est pas un peu comme ça ? » Pour Mana Rouholamini, il n’y a pas d’autre manière d’exister.

C’est un portrait bien imparfait de Mana Rouholamini que je viens de livrer ici, mais c’est parce que j’ai tenté d’aller au-delà de l’anecdote afin d’offrir une véritable plongée dans le travail fascinant de cette artiste fascinante. Ses œuvres sont aussi brillantes que leur auteure est vive et sémillante. Mana Rouholamini n’a pas peur de parler de son travail et ne rechigne pas devant le difficile exercice de s’expliquer et d’expliquer ses œuvres, en quelque sorte, à cet importun qui s’est immiscé dans son atelier l’espace d’un après-midi.

Pour en savoir plus, visitez le site de l’artiste.

Un portrait signé Pierre-Luc Landry